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Christian Rome

Littérature

L'Ecran déchiré, entretien avec Bernard Giusti



  

 

Bernard Giusti :  Christian, ton roman,  L’Ecran déchiré, se déroule sur fond de maccarthysme. Peux-tu nous dire quelques mots sur ce qu'a été le   maccarthysme ?


Christian Rome : C'est un moment trouble de l'histoire américaine contemporaine - qui s'étend de en gros de 1947 à 1960, même si les germes en étaient présents bien avant,  avec un point culminant au début des années cinquante- un moment de folie et d'hystérie anticommuniste qui a frappé toutes les couches sociales, surtout cultivées, des USA : les administrations, les fonctionnaires et surtout l'élite intellectuelle et artistique du pays, avec un acharnement tout particulier sur l'industrie du cinéma.

Une véritable inquisition conduite à travers  tout le pays par le fameux sénateur démagogue Joseph Mccarthy, mais animée sur le fond par des idéologues réactionnaires comme Richard Nixon et Edgar Hoover, le tristement célèbre patron du FBI, inquisition et chasse aux sorcières qui ont été, sinon encouragées, du moins couvertes par les présidents Truman, qui, pour des raisons politiciennes, a ouvert la boite de Pandore, et après lui, Eisenhower. L'idéologie communiste a toujours été minoritaire aux Etats-Unis (la révolution de 1917 qui instaure la « dictature du prolétariat » entrait en opposition directe avec les fondements même de la civilisation américaine, basés sur le libéralisme et les valeurs individuelles), mais durant les années trente et quarante, du fait de la grande crise économique, l'effondrement de Wall Street, la première grande défaite du capitalisme américain, avec son cortège de ruine et de misère sociale, beaucoup d'intellectuels et d'artistes progressistes se sont mis à adhérer a certaines idées communiste. Joseph Losey (une des victimes célèbres du maccarthysme) parmi d'autres, témoigne que dans les milieux culturels (théâtre, radio, cinéma), il existait dans les années trente une, un ferment, une situation réellement révolutionnaire. Roosevelt et son New Deal  apportant dans ces années une caution étatique aux idées de gauche : dans les mesures sociales progressistes qui sont prises par l'administration Roosevelt, le parti communiste américain  trouve sa place et, à cette époque, il a incontestablement une influence même sur ceux qui n'adhérent pas au communisme pur et dur. A Hollywood, avant la guerre, les syndicats de la profession cinématographique comportent un certain nombre de procommunistes et de sympathisants, notamment parmi les scénaristes. Dans les années vingt, il y avait déjà eu des conflits avec les nababs des studios qui voyaient d'un mauvais oeil  des intellectuels « rouges » venir aider leurs employés à s'émanciper.

Avant le déclenchement de la deuxième guerre mondiale, il y a un front uni contre la montée du nazisme entre tous les partisans de la liberté, y compris l'Union Soviétique.
Le pacte germano-soviétique vient rompre un moment cette concorde. Mais en 1941, avec l'entrée en guerre de l'URSS aux côtés des alliés l'idylle repart, pour un temps.
A cette époque, Hollywood tourne des films de propagande louant la grandeur et le style de vie de l'URSS comme Mission to Moscou qui lance la carrière de Robert Taylor, qui s'affirmera, quelques années plus tard, comme un des plus zélés délateurs d'Hollywood.
Après la guerre, c'est Yalta et le partage du monde en deux blocs. La guerre froide crée un climat de peur et de suspicion, qui sera amplifié par Mccarthy (discours de Wheeling, février 1950). Le président Truman, qui succède à Roosevelt, essaie de se concilier les voix des Républicains, majoritaires au Congrès, pour faire passer le plan Marshall, le redressement économique de l'Europe étant pour lui le meilleur moyen de tenir à distance d'éventuels projets hégémoniques de l'URSS. Il faut se replacer dans le climat de l'époque - peur de la guerre atomique, phobie des espions soviétiques, qui conduisent, notamment, à la condamnation et à l’exécution des Rosenberg - pour comprendre le terreau sur lequel va pousser rapidement la folie maccarthyste. Le Congrès crée des comités qui convoque des citoyens pour témoigner sur leur appartenance ou non au parti communiste, et les poussent, en guise d'acte de loyauté, à dénoncer les communistes qu'ils connaissent ou ont connu. Les fonctionnaires des administrations sont « invités » à signer des serments de loyauté envers les Etats-Unis, sous peine de perdre leur emploi ; des décrets présidentiels, des textes législatifs, en parfaite contradiction avec la constitution américaine 1er et 5eme amendement) sont votés ; rapidement l'étau se resserre autour des intellectuels et des artistes.

En 1947, à Hollywood, 19 personnes employés dans les studios sont convoqués par l'HUAC, un des comités ; 10 d'entre eux (dont Dalton Trumbo, Edward Dmytrick) se retranchant derrière le 1er amendement qui garantit la liberté d'expression, refusent de témoigner et écopent d'un an de prison. D'autres, mis sur des listes noires, sont interdits de travailler (Fred Zinnemann, Martin Ritt, John Berry...) Brecht et Chaplin quittent le pays. De 1950 à 1954, McCarthy tient le flambeau de « la chasse aux sorcières », les listes noires se généralisent ; des carrières et des vies entières sont brisées ; le FBI harcèle les récalcitrants. La carrière de McCarthy s'arrêtera brusquement lorsque dans sa paranoïa, il s'attaquera à l'institution militaire. Mais ce fascisme larvé mettra du temps à s'éteindre, lentement, progressivement avec la détente entre les deux blocs, jusqu'au milieu des années soixante ou subsisteront encore des listes noires.

Le maccarthysme devient le concept d'un fascisme rampant et sournois fondés sur les éléments suivants : un climat de peur et de danger, une dramatisation de ce climat, le choix d'un ennemi (Les « rouges », Al Qaida), la désignation de boucs émissaires (communistes ou sympathisants, musulmans ou population originaire du Moyen Orient) et la mise en place de dispositions législatives exceptionnelles qui réduisent les droits et les libertés des citoyens. Le Patriot Act et la situation actuelle des USA, démontrent l'actualité du maccarthysme.



BG. Christian, ton personnage principal est habité, on peut même dire " hanté " par la poursuite d'un rêve. C'est un thème qui nous mène tout droit au coeur de l'interdépendance entre le sujet et la société...


CR. Il y a une phrase d'Arthur Miller (un de ceux qui ont lutté contre le maccarthysme et refusé de donner des noms, ce qui lui a valu une condamnation pour outrage au Congrès) : « Le poisson est dans la mer, mais la mer est aussi dans le poisson ». Ce qui veut dire que tout individu, qu'il le veuille ou non est plongé dans l'atmosphère de son époque, dans l'air du temps ; c'est comme si dans nos veines coulait l'oxygène intellectuel ou émotionnel, le climat ambiant, phénomène considérablement et exagérément amplifié par la caisse de résonance médiatique. Par ailleurs, tout individu poursuit un rêve, en tous cas on peut l'espérer - sauf dans les sociétés où ce rêve est impossible car il est brouillé par des exigences vitales lorsqu'il s'agit de rester en vie ou de  ne pas mourir de faim. Encore que mourir de faim, n'empêche pas d'avoir  des rêves. Ce qui rend d'autant plus insupportable que, sur cette terre, des gens puissent mourir de faim. Donc, quelle que soit la nature de ce rêve, chacun d'entre nous en possède un, parfois secret. Ce rêve peut être la recherche d'un bonheur simple, ou l'aspiration à une réalisation de soi ; on peut rêver, comme dit la chanson, d'être un artiste, un cinéaste, un écrivain, un peintre, un savant... Et, à la proposition de Socrate « Connais-toi toi-même. », sans nul doute très intéressante et utile pour le développement de sa propre personnalité, plus ça va, plus je préfère la suivante : « Réalise ton rêve ! »


Mais ce rêve peut être mis à mal par le contexte de la  société, quand celle-ci traverse des zones de turbulences, et qu'elle interpelle la conscience. C'est en partie le sujet du roman : la conscience individuelle confrontée à des choix dans les époques troubles, comme la période de l'occupation en France, ou celle du maccarthysme, en Amérique. On peut classer ces choix d'une manière simpliste : je fais profil bas, je me protège, pour sauver ma peau, ma notoriété, ma position sociale, je deviens un délateur, ou je résiste et je me bats, au risque de tout perdre.


Donc, mon personnage, Paul, qui est train de réaliser son rêve (il est en train de devenir un cinéaste reconnu, il s'accomplit dans sa création, il a du talent et la capacité d'apporter quelque chose à la communauté humaine dans le domaine de l'art, et il a aussi l'amour) va voir tout cela se briser à cause des choix qu'il fait, pour des raisons qui tiennent à ses convictions, mais aussi à des sentiments beaucoup plus enfouis et obscurs de culpabilité enfouie qu'il trimbale depuis son enfance et qui le pousse à l'autodestruction. Désigné comme coupable, il cherche la faute à commettre. Thème cher à Kafka et repris par Kundera.

 
Mais pour reprendre ta question, l'interdépendance entre le sujet et la société, oui, c'est une réalité à laquelle nul n'échappe (même les autruches) ; la vie sociale, politique traverse la sphère privée et oblige les individus à se positionner, même dans époques de repli individualiste et communautaire qu'on voit se dessiner aujourd'hui. Kundera a très bien décrit ça dans ses romans : l'intrusion de l'Histoire, la grande, dans l'histoire personnelle des individus. Nous sommes contraints de choisir, même pour faire des non choix qui se révèlent être aussi, finalement, des choix.


BG : " L'encre noire du désespoir..." coule, comme tu l’écris, dans les veines de ton personnage principal, mais tout n'est pas noir dans ton roman. Je pense notamment à ce petit garçon qui y tient un grand rôle, et qui n'en est  lui, qu'au début de ses rêves...

CR : Oui, le petit garçon découvre le cinéma et peut-être la vie, à travers cette vie rêvée cinématographique, qui n'est pas la vraie. C'est un enfant rêveur, imaginatif, assez solitaire ; il n'a que des adultes comme amis. Le cinéma, c'est la magie et aussi le rêve... Le cinéma comme, selon moi, l'art romanesque, est un art du faux qui permet  l'apprentissage de la vie. L'écran raconte à l'enfant des histoires de vie, d'amour, de mort. Il vit par procuration les grandes passions humaines - ce qui est aussi la fonction de la lecture pour un enfant : découvrir par la fiction, et à l'abri des dangers du monde, la complexité de l'existence, le bonheur, le malheur, l'injustice, la conscience que nous sommes mortels. Mais l'écran a peut-être une fonction fantasmatique plus grande, c'est une projection au sens physique, concret et abstrait du terme, l'incarnation illusoire (de l'ombre et de la lumière) de vision, de pensée et d'émotions, aussi puissante que ce qu'il peut ressentir dans sa vie ; c'est peut-être un refuge. Les films qu'ils voient sont pour l'enfant des déclencheurs de rêveries ; il réinvente les films qu'il a vus avec son propre imaginaire. Le retour au réel, quand il sort de la salle de cinéma et vécu par lui comme un moment de trouble, mélange d’excitation, de plaisir trouble et aussi d'émotions incompréhensibles. Il comprend aussi confusément que, derrière tout ça, il y a du sens, que quelqu'un organise ; il devine l'artiste, le metteur en scène, et sa fonction derrière.



BG : Tu évoques la « petite vie » du cinéma, le temps de la projection d’un film, et  la « grande vie », la nôtre,  et l’enfant se demande laquelle est la vraie.  Mais dans la « vraie vie », celle qui réunit les deux, il y a un fil conducteur, commun, un fil qui réunit toutes nos vies, celui qui est très présent dans ton roman, c'est-à-dire l'amour...

                       

C R : Oui, l'amour est comme un fil rouge ; il naît, il meurt, renaît, permet la rédemption est le rêve d'une autre vie. C'est un moteur, qui conditionne les comportements, qu'il soit heureux, malheureux, passionnel, destructeur, serein, il est chevillé au corps des personnages. Le personnage d'Odile sert de catalyseur à Paul, elle lui insuffle le désir de vivre à nouveau, malgré ses résistances. Et pour Paul, le cinéaste déchu, le désir de vivre c'est aussi le désir de refaire du cinéma ; la boucle se reconstitue, l'amour relance le désir, tous les désirs. Dans le roman, il y a plusieurs formes d'amour, chaque relation est unique ; celle de Laura et Paul (période hollywoodienne), celle d'Odile et Paul ; sans oublier la relation d'Odile avec Agop, l'ami arménien, une relation basée sur la tendresse. Et aussi, celle de la mère et l'enfant, basée sur une complicité muette, une sorte de fascination réciproque, et pourtant comme une distance, une incompréhension de ce qu'est vraiment l'autre, avec une immense part de mystère. L'acceptation totale de ce qu'il est sans la possibilité de le comprendre. Et il y a l'amitié aussi, à l'oeuvre dans la relation Paul/Agop et bien sûr celle de Paul avec Sam, le grand frère, le passeur... Une des plus belles manifestations d'amour ne réside-t-elle pas dans l'acte de transmission, d'un adulte à un enfant ?



BG : Dans deux passages, tu fais se rejoindre l'amour et la création. Penses-tu que les deux soient indissociables ?



C R : Paul est un personnage complexe, ambivalent, avec pourtant un caractère entier et, pour lui, tout se rejoint. L'amour que nous ressentons pour un être définit aussi en partie ce que nous sommes, et un artiste comme Paul fait des films avec ce qu'il est, ça n'est pas séparé. Quand on écrit un roman, par exemple, ça prend du temps, des mois, parfois des années et il est bien évident que la vie traverse tout ça, bouleverse parfois nos plans, notre création ; le deuil, la souffrance, les joies, les péripéties de la vie, et bien sûr l'amour, surtout l'amour naissant, nous influencent.



BG : Finalement, « L'écran déchiré » c'est la déchirure entre le rêve et la réalité, la déchirure des illusions, notamment l'illusion de la démocratie, et c'est aussi la déchirure de l'amour...



C R : Oui, la déchirure de toutes les illusions (démocratiques, de l'amour, de l'art aussi) pour aller voir de l'autre côté de l'écran, pour regarder la réalité, quitte à faire le deuil de certains rêves, afin de devenir plus lucide, pour grandir et peut-être ainsi se permettre de construire d'autres rêves. Perdre ses illusions, mais conserver ses rêves intacts et partir à leur conquête, en gardant dans le coeur, si c'est possible,  une part d'enfance...

 

 

L'Ecran déchiré, roman de Christian Rome, éditions Bérénice, 2004.