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Christian Rome

Littérature

Une Histoire d'hommes, nouvelle de Christian Rome (Extrait du recueil Nouvelles d'en ville (Editions de Janus)

Publié le 15 Août 2015

Buenos Aires, quartier de La Boca, il y a bien des années.

Les lames. Les lames des couteaux miroitent au soleil.

Le soleil de midi qui brûle l’arrière-cour du bar. Les deux hommes, torse nu, plantent leurs regards l’un dans l’autre. Yeux dans les yeux, haine contre haine, ils entament le ballet rituel.

Ni milonga, ni tango, c’est l’autre danse, la danse de ceux qui ne baissent jamais les yeux, de ceux qui ne pardonnent pas l’injure : la danse de mort. Une dizaine d’hommes, excités par la rixe, forment un cercle autour des combattants, traçant les limites d’une arène dont aucun des deux, ne peut plus maintenant s’échapper.

La tragédie est en place.

Mâchoires crispées, lèvres serrées, les deux hommes se jaugent, prêts à frapper, prêts à tuer.

Ernesto attaque. Manuel esquive, lance son bras vers le visage de son adversaire ; le sang gicle de la joue entaillée. Ernesto frappe à son tour, un filet rouge perle sur la poitrine de Manuel.

Ils tournent, l’un autour de l’autre, silencieux, leur souffle rauque mêlés à ceux du groupe de coupe-jarrets, criminels, souteneurs et autres crapules qui les entourent et s’empêchent de hurler la joie sauvage qu’ils éprouvent devant ce spectacle, plus excitant qu’un combat de coq. Car ici, les histoires d’hommes se règlent dans le silence et le secret. C’est la loi dans le monde sans loi des voyous.

Ils tournent, tels des gladiateurs, s’élancent, reculent, avancent, esquivent, se coupent, se mutilent se lacèrent … La lame de Manuel s’enfonce dans le bras d’Ernesto qui retient un cri et, saisi de rage, se jette sur son adversaire. Emporté par son élan, il l’entraîne avec lui dans sa chute. La lutte continue au sol. Les têtes heurtent les pavés, les couteaux frôlent les gorges. Ils roulent l’un sur l’autre, comme deux amants dans une étreinte sauvage, leur main libre enserrée autour du poignet de celle de l’autre qui tient le couteau. Ernesto prend l’avantage ; sa lame effleure dangereusement le cou de Manuel, mais son bras déchiré et sanguinolent fléchit soudain. Seconde fatidique : Manuel en profite pour lui plonger sa lame dans le ventre. Ernesto pousse un cri de bête. Un flot de sang éclabousse les deux hommes. Manuel prend le temps de remuer le couteau dans les entrailles de sa victime avant de le repousser. Il se relève, couvert de sang. Les hommes s’écartent, impressionnés, malgré l’habitude. Horacio, le patron de la boite, l’attrape par le bras :

- Par ici, dépêche-toi !

Il entraîne Manuel jusqu’aux cuisines. Les femmes ne s’affolent pas. L’une d’elles apporte une bassine d’eau. Manuel se rince abondamment.

- Enfile ta chemise, dit Horacio, et sort par derrière ! C’est un de la bande à Santiago que tu as planté. Va chez Macedonio, rue Caminito, il saura quoi faire.

- On peut téléphoner de chez toi ?

- Oui, mais fait vite ! Et ne remets plus les pieds ici.

Le regard gris et dur de Macedonio contredit une expression débonnaire, presque sympathique. Ce quinquagénaire à l’allure vigoureuse est médecin, mais aussi ce que le milieu de la pègre appelle un arbitre. Sa clientèle, composée essentiellement de truands, le sollicite non seulement pour soigner les maladies et les coups de couteaux, mais aussi pour régler certains différents. Grâce à ses relations et le respect dans lequel le tiennent les gouapes du quartier et aussi celles de Puerto Madero, San Telmo et Montserrat, il joue le rôle de médiateur pour régler les conflits, éviter les guerres de gang et éloigner ainsi la police des affaires.

Tandis qu’il badigeonne d’alcool les coupures de Manuel, il questionne :

- Qu’est-ce qui t’as pris d’étriper Ernesto ?

Comment répondre à une telle question ? Lorsqu’on est un homme on ne peut réagir à certaines injures que par le couteau. Il n’avait rien contre Ernesto, mais après les paroles qu’il avait prononcées l’un des deux devait fatalement mourir. C’est ainsi que les choses doivent se dérouler. Et c’est ainsi qu’elles se déroulent dans le monde où il vit.

Il lâche, laconique :

- Il a souillé l’honneur de Beatrix.

Macedonio retient un rire pour ne pas froisser davantage un Manuel déjà ébranlé. Un homme vient de mourir pour laver l’honneur d’une prostituée ! Ce n’est pas la première fois dans sa longue carrière qu’il constate l’influence maléfique des femmes, y compris des bas-fonds, sur certains hommes. Mais cela l’étonne encore.

- Santiago va te rechercher.

- Je vais changer de quartier.

- Je te conseille plutôt de quitter la ville. Ils ne vont pas te lâcher. Manuel lui tend une liasse de pesos. Macedonio la repousse :

- Ici, le service est gratuit.

- J’ai besoin d’un feu.

- C’est pas une bonne idée.

- Un homme a le droit de défendre sa peau.

- C’est juste.

Macedonio ouvre un tiroir et en sort un pistolet calibre 45 et un chargeur :

- J’espère que tu n’auras pas à t’en servir. Fonce à Retiro, tu as un train pour Santa rosa à 15h 00.

- Il faut d’abord que je voie Beatrix.

- Tu sais où la trouver ?

- A Palermo, rue Serrano… chez l’avocat Enrique Fernandez…

- Alors, elle l’a épousé ?

Manuel se rend compte qu’il a trop parlé.

- Elle a réussi à se caser. Tu devrais la laisser tranquille. Après tout, elle en a bavé et elle a bien mérité sa tranche de bonheur. Un conseil, va prendre ton train et quitte cette ville à jamais.

Macedonio ne peut évidemment pas comprendre. Beatrix et lui, c’est une histoire qui remonte à leur enfance, au village d’Iriburu, dans la grande province. Ils avaient juré de ne jamais se quitter et de se marier quand ils seraient grands. Mais Beatrix, devenue une jeune femme d’une exceptionnelle beauté - la beauté du diable, disaient les mauvaises langues – avait changé de rêve. Et la splendeur pure et saine des plaines de la Pampa, l’immensité du ciel et les chevauchées en plein vent, accrochée à son gaucho, ne lui suffisaient plus comme autrefois. Elle voulait vivre à la ville, dans la capitale, et devenir actrice de cinéma. Elle aimait Manuel, mais « On n’a qu’une vie », disait-elle. Et elle voulait la vivre intensément. Elle était donc partie pour la grande ville. La grande ville qui aspire la Pampa, la pureté de la Pampa, et dans laquelle pour survivre les âmes les plus nobles finissent par se perdre. Les choses avaient fatalement mal tournées. Dans la jungle des villes une fille aussi belle a besoin de protection. Elle ne tarda pas à tomber aux mains d’un souteneur. Quand il l’apprit, Manuel prit le train à son tour pour la mégalopole, la retrouva et l’arracha aux mains du proxénète. Cela c’était réglé au couteau. Mais Beatrix, habituée à l’argent facile, ne voulait plus retourner dans la Pampa, et elle espérait toujours réaliser son rêve. Alors, Manuel resta avec elle, devint son protecteur, et finit même par accepter qu’elle travaille pour lui. Ils vivaient en couple, comme des gens mariés, des gens honnêtes, dans un petit appartement qu’ils louaient dans le quartier de La Boca. Vers la fin de l’après-midi, elle sortait en lui lançant « A tout à l’heure, chéri ! » et revenait dans la nuit, le sac à main rempli de billets.

Mais, en dépit de l’amour qu’ils éprouvaient toujours l’un pour l’autre, Manuel ressentait un profond dégoût pour la déchéance dans laquelle ils étaient tombés tous les deux. Il passait son temps dans les boites de tango, ou dans les arrière-salles des bars à jouer au poker avec des trafiquants et des criminels, ou à assister à des combats de coqs ; parfois à faire le coup de poing ou à jouer du couteau pour un boss local. Mais il refusait de s’intégrer à une des bandes qui se partageaient les quartiers. Ce qui rendit sa situation périlleuse et exigea de lui de s’imposer par un surcroît de violence pour préserver sa réputation. Car dans ce monde de fauves la réputation est une garantie de survie.

Puis, un jour, un des clients de Beatrix, un avocat qui habitait les beaux quartiers et avait ses entrées dans le monde du cinéma, s’enticha d’elle. Fou amoureux de la belle, il lui proposa de changer de vie et même de l’épouser. Beatrix crut tenir enfin sa chance. Manuel ne chercha pas à la retenir. Mais au lieu de retourner à Iriburu, son village natal, et de reprendre sa vie de gaucho, il resta seul, comme si lui-même ne pouvait plus se défaire de cette existence marginale qui avait refermé sur lui ses bandelettes noires. Cependant, il garda le contact avec Beatrix car il n’avait pas perdu l’espoir de la récupérer. Il savait qu’elle n’était pas heureuse et n’avait obtenu pour l’instant que quelques figurations dans des films sans prestige. Elle lui disait qu’elle reviendrait vers lui quand elle aurait réussie car il était son seul, son véritable amour.

Manuel croise le regard inquisiteur de Macedonio.

- Fais attention à toi ! dit le vieux truand.

Malgré la chaleur humide et suffocante, la rue Caminito grouille de monde sous un soleil qui éclabousse les façades bariolées des maisons basses. Quel que soit le temps, les quartiers populaires de Buenos Aires sont toujours encombrés d’une foule dense d’où le danger peut surgir à tout moment. Manuel, la main sur le petit pistolet coincé dans sa ceinture sous la chemise, remonte jusqu’à la rue Irala et prend à droite au moment où le tramway de la ligne 44 arrive, dans un bruit de ferraille, glissant sur ses rails, tel un monstre de fer. Il se hisse sur la plateforme arrière. Du coin de l’œil, il observe les passagers, entassés les uns sur les autres. A l’avant, près du chauffeur, un homme en costume blanc, coiffé d’un panama se concentre sur la lecture de son journal indifférent aux soubresauts du tram. Manuel se demande comment il arrive à lire. Fait-il semblant ? Il a un moment de suspicion, mais l’homme imperturbable reste penché sur son quotidien. A l’arrêt Suarez, Manuel saute brusquement du tram et s’engouffre d’un pas rapide dans les rues du quartier San Cristobal jusqu’à l’avenue du 25 mai qu’il traverse. Parvenu rue de Mexico, il décide de héler un taxi. C’est là qu’il aperçoit les silhouettes de deux hommes tourner au coin de la rue. L’un des deux est l’homme au panama du tram 44.

La peur au ventre, Manuel remonte la rue jusqu’au monumental édifice de style gréco-romain de la Bibliothèque Nationale. Sans réfléchir, il gravit les quelques marches de l’entrée et pénètre à l’intérieur de l’établissement.

Après avoir pris un billet au guichet, il jette un œil sur l’enfilade des salles de lectures du rez-de-chaussée. Un employé s’approche :

- Monsieur désire-t-il consulter sur place ou emprunter un ouvrage ?

- Sur place, répond Manuel, « Les Fleurs du Mal » du poète français Baudelaire.

C’est ce qui lui est venu spontanément à l’esprit. Ce que lui lisait sa mère qui lui a appris à lire ; ce qu’il lisait lui-même à Beatrix, au temps de leur jeunesse, surtout le poème intitulé « La Chevelure » qu’elle adorait.

- Vous le trouverez au rayon littérature étrangère, deuxième salle au fond à gauche.

Manuel s’est installé à une des longues tables, sur laquelle sont penchés de nombreux lecteurs de tous âges en train de lire ou d’étudier. Il s’est placé de façon à pouvoir surveiller l’entrée de la salle et l’intrusion éventuelle des sbires de Santiago. Il tourne les pages de l’ouvrage, tout en examinant discrètement les lieux. Sur la droite, l’envolée d’un escalier en bois conduit aux étages où se trouvent d’autres salles et des bureaux. Il remarque un panneau indiquant des toilettes publiques.

Les heures passent. Manuel se dit que les compadritos de Santiago l’attendent sûrement dehors et que, tant qu’il est à l’intérieur, il ne risque rien. La lumière du jour qui filtre à travers les hautes fenêtres commence à baisser. On allume les petites lampes sur les tables. Une sorte de sérénité imprègne le lieu. Manuel se laisse aller à cette atmosphère. Il ouvre le livre à la page 53 :

« O toison, moutonnant jusque sur l’encolure !

O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir !

Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure

Des souvenirs dormant dans cette chevelure,

Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir ! »

Manuel se revoit, caché sous les herbes sauvages, la tête enfouie dans la chevelure de jais de Beatrix…

Un employé s’approche :

  • Monsieur, nous allons fermer.

Depuis qu’il avait perdu la vue, l’Ecrivain était devenu voyant.

Il ne pouvait plus lire mais avait conservé la mémoire des textes. De tous les textes, ceux qu’il avait écrits et ceux qu’il avait lus. Et même ceux qu’il n’avait pas lus et ceux qui n’étaient pas encore écrits ou qui ne le seraient jamais. Il avait reçu la révélation qu’un livre contient tous les livres, qu’une bibliothèque contient toutes les bibliothèques qui contiennent elles-mêmes le monde entier ; que l’éternité de la bibliothèque universelle engloberait la fin de l’espèce humaine. Son esprit avait développé une mémoire prodigieuse, précise et ciselée comme un diamant et aussi un extraordinaire don de prémonition, le rendant capable de voyager, en tous sens, à travers le temps et même au-delà. Comment avait-il reçu ce don qui n’avait fait que s’amplifier avec la cécité ? Cela s’était produit avant, bien avant qu’il ne devienne aveugle. C’est un ami éditeur, versé dans les sciences occultes, qui l’avait initié en l’entraînant dans une expérience mystique qui avait bouleversé sa vie. On l’avait installé devant une sphère de cristal dont la lumière aussi puissante que celle du soleil avait failli lui faire perdre connaissance. Et d’un seul coup, dans la boule incandescente, tout lui était apparu simultanément : tous les événements de la vie, de la terre, du ciel, de l’univers ; tous les levers et les couchers du soleil, tous les paysages de chaque point du globe, à toutes les heures du jour et de la nuit, tous les animaux, les tigres, les poissons, les ours, les araignées et leur histoire singulière ; il avait ressenti ce que ressentent tous les arbres, les plantes, les pierres et les rochers, les plaines battues par le vent, les mers calmes et déchainées, les orages et les tempêtes ; il avait vu les foules de tous les pays, les guerres, les désastres, toute l’histoire de l’humanité et chacune des histoires individuelles des hommes et des femmes, à la fois dans leur globalité et dans chaque détail ; et aussi tous les actes d’amour, de haine et d’héroïsme, la tragédie et la férocité des dictatures, celles qui avaient déjà broyé son pays et celles qui allaient venir, les mères de la place de mai tournant inlassablement pour réclamer justice pour leurs enfants disparus, victimes des atrocités de la junte militaire ; et aussi les événements qui le touchaient de près, ses amours, ses douleurs, ses joies lumineuses, tous les sourires et les larmes des femmes qu’il avait aimées… tous les mystères de la vie et le mystère infini de l’univers.

Il avait tenté de décrire dans un texte son expérience de la perception du Tout. En vain, car le langage ne peut traduire que la succession et non la simultanéité des choses. Le vertige ressenti avait failli le faire mourir et depuis ce jour, il utilisait ce don de perception avec parcimonie. Il lui suffisait, en puisant dans cette expérience initiale, de se mettre en état de méditation et de diriger son esprit là où il le souhaitait.

En temps qu’ancien directeur et écrivain renommé, il bénéficiait de la jouissance d’un bureau tapissé de livres, au premier étage de la Bibliothèque Nationale. Il y restait souvent le soir, après la fermeture au public pour méditer. Parfois, à sa demande, on dépêchait quelqu’un un étudiant ou un jeune auteur, pour lui faire la lecture. Ce soir-là, il avait indiqué au nouveau directeur qu’il resterait seul dans son bureau. Car il savait qu’il allait recevoir une visite.

Quand il entendit le gardien refermer les portes derrière les derniers usagers de la bibliothèque, il visualisa l’homme qui s’était caché dans les toilettes. Un fugitif qui venait de commettre un meurtre. Tandis que ce dernier grimpait furtivement les escaliers et montait vers lui, l’Ecrivain fit voyager sa pensée à travers le récit de l’histoire et de la destinée de l’homme. Aussi, quand Manuel pénétra dans la pièce, il savait déjà tout de lui.

- Ne bouge pas ou je te brûle ! ordonne, Manuel, en pointant son arme en direction de l’homme assis dans le noir..

- N’ayez pas peur ! Je ne bougerai pas.

La surprise a été si violente que Manuel a eu un coup de sang. Il menace :

- Un seul mot et je répands ta cervelle sur le mur !

Dans la pénombre, l’homme qui parait âgé est calé dans un fauteuil en cuir.

- Rassurez-vous et calmez-vous, je ne dirai rien ! Refermez plutôt la porte derrière vous.

Manuel est surpris par le calme de l’homme.

- Qui êtes-vous ?... Qu’est-ce que vous faites dans le noir ?

- Le noir est mon domicile, depuis longtemps, monsieur.

A travers la lumière du jour finissant qui perce à travers les stores, Manuel commence à distinguer les traits de son interlocuteur… A ses yeux révulsés, il comprend que l’homme est aveugle.

- Mais qu’est-ce que vous faites là ? répète-t-il.

- Je vous attendais. Fermez la porte ! Le gardien a regagné sa loge mais il pourrait vous entendre.

- Vous m’attendiez ?... Je vous avertis, monsieur, je ne plaisante pas. Au moindre mot ou au moindre geste je vous descends. Il faut que je sorte d’ici. J’ai des tueurs à mes trousses. Vous connaissez les lieux, est-ce qu’on peut sortir par les toits ?

- Il n’y a aucune issue par les toits, mais une fois la nuit tombée, vous pourrez ressortir par une porte de service dont j’ai la clef. Je vous aiderai.

- Pourquoi le feriez-vous ? Où est la clef ?

- Là, dans le tiroir… prenez-la !

- Ils m’attendent dans la rue, si je sors par devant ils vont me tirer comme un lapin. C’est ce que vous voulez, hein ! Me faire sortir dans la rue pour qu’ils m’abattent.

- Vous vous trompez, je n’ai aucune intention de ce genre. D’ailleurs, ils ne sont plus dans la rue.
- Comment vous le savez ?

- Je le sais… Attendez la nuit. Le gardien est un homme qui boit. Passé onze heures, il cuve son vin et dort si profondément qu’il n’entend plus rien.

Manuel hésite. Le calme du vieil homme lui inspire une sorte de respect. Le gaucho admire le courage. Et le courage de l’aveugle calme sa propre anxiété.

- Pourquoi, je vous ferais confiance ?

- Vous n’avez pas le choix, monsieur, m’abattre ne servirait à rien.

L’Ecrivain parle avec l’assurance de celui qui sait ; car il connaît, même s’il se refuse à y penser, le jour, l’heure et les circonstances de sa propre mort. Comme il devine aussi, comme s’il l’avait écrite lui-même, la destinée tragique du jeune gaucho qui a perdu son âme dans la grande ville.

- Fermez la porte, allumez la lampe et venez vous asseoir. Nous attendrons la nuit et nous sortirons. Je serai votre otage, si vous le souhaitez.

Une heure est passée. Deux hommes enfermés dans une pièce, dans une soirée si étrange, ne peuvent restés silencieux. Alors ils parlent. Le vieil homme n’a posé aucune question. C’est Manuel qui a voulu savoir qui il était. Il dit qu’il a déjà entendu son nom. Manuel aime les écrivains. Grâce à sa mère Henriette, il a appris à lire, tandis que son père, qui était contremaître pour un grand éleveur de bétail, l’a initié au métier de gaucho. Il regrette son village et les vastes plaines tordues par le vent. S’il avait su écrire des poèmes, il en aurait écrit sur la prairie. Il dit que sa mère lui lisait des poèmes de Walt Whitman. L’Ecrivain aime aussi ce poète et adore les westerns qu’on voit au cinéma. L’Ecrivain se prend de compassion pour son visiteur, dont il perçoit, sous l’apparence d’une virilité brutale, une grande sensibilité. Il aimerait l’aider, mais il connaît l’impuissance des hommes à changer la fatalité des choses. Mais s’il ne peut l’aider il peut peut-être l’éclairer. Alors, il demande :

- Voulez-vous lire pour moi ?

- Je ne sais pas… Il y a longtemps que je ne l’ai pas fait…

- Mais vous lisiez autrefois…

- Ça m’arrivait…

- Pour une femme ?

- Comment vous le savez ?

- Aujourd’hui je ne peux lire qu’avec la voix d’un autre. Voulez-vous me rendre ce service ?

- Que voulez-vous que je lise ? demande Manuel, soudain intimidé.

L’Ecrivain le guide :

- Sur la droite de la bibliothèque, au troisième rayon, regardez les ouvrages. Que voyez-vous ? Dites-moi les auteurs !

Manuel suit les instructions :

-Sarmiento, Jose Hernandez, Domingo Faustino, Ernesto Sabato, Roberto Arlt…

- Continuez, sur la droite… essayez de trouver Une Histoire d’hommes, c’est un livre de nouvelles.

- Oui, je le vois. Mais il n’y a pas de nom d’auteur…

- Prenez-le ! Manuel saisit le livre et s’installe sous la lumière de la lampe.

- Ouvrez-le à la page Soixante ! Voulez-vous lire, s’il vous plaît, à partir du début ? Manuel s’exécute :

« Buenos Aires, quartier de La Boca, il y a bien des années.

Les lames. Les lames des couteaux miroitent au soleil.

Le soleil de midi qui brûle l’arrière-cour du bar. Les deux hommes, torse nu, plantent leurs regards l’un dans l’autre. Yeux dans les yeux, haine contre haine, ils entament le ballet rituel.

Ni milonga, ni tango, c’est l’autre danse, la danse de ceux qui ne baissent jamais les yeux, de ceux qui ne pardonnent pas l’injure : la danse de mort. Une dizaine d’hommes, excités par la rixe, forment un cercle autour des combattants, traçant les limites d’une arène dont aucun des deux, ne peut plus maintenant s’échapper.

La tragédie est en place.

Mâchoires crispées, lèvres serrées, les deux hommes se jaugent, prêts à frapper, prêts à tuer.

Ernesto attaque. Manuel esquive, lance son bras vers le visage de son adversaire ; le sang gicle de la joue entaillée. Ernesto frappe à son tour, un filet rouge perle sur la poitrine de Manuel.

Ils tournent, l’un autour de l’autre, silencieux, leur souffle rauque mêlés à ceux du groupe de coupe-jarrets, criminels, souteneurs et autres crapules qui les entourent et s’empêchent de hurler la joie sauvage qu’ils éprouvent devant ce spectacle, plus excitant qu’un combat de coq. Car ici, les histoires d’hommes se règlent dans le silence et le secret. C’est la loi dans le monde sans loi des voyous… »

Manuel s’interrompt, troublé :

- Qui a écrit ça ?

- On ne connaît pas l’auteur… Et d’ailleurs, personne ne sait qui guide la main des écrivains… Voulez-vous continuer ?

Manuel reprend la lecture, la voix un peu tremblante :

« Les deux hommes, tels des gladiateurs, s’élancent, reculent, avancent, esquivent, se coupent, se mutilent se lacèrent … La lame de Manuel s’enfonce dans le bras d’Ernesto qui retient un cri et, saisi de rage, se jette sur son adversaire. Emporté par son élan, il entraîne avec lui Manuel dans sa chute. La lutte continue au sol. Les têtes heurtent les pavés, les couteaux frôlent les gorges. Ils roulent l’un sur l’autre, comme deux amants dans une étreinte sauvage, leur main libre enserrée autour du poignet de celle de l’autre qui tient le couteau. Ernesto prend l’avantage ; sa lame effleure dangereusement le cou de Manuel, mais son bras déchiré et sanguinolent fléchit soudain. Seconde fatidique: Manuel en profite pour lui plonger sa lame dans le ventre. Ernesto pousse un cri de bête. Un flot de sang éclabousse les deux hommes. Manuel prend le temps de remuer le couteau dans les entrailles de sa victime avant de le repousser. Il se relève, couvert de sang. Les hommes s’écartent, impressionnés… »

Manuel s’arrête de lire. Il fixe l’Ecrivain, comme si il attendait une explication.

L’Ecrivain reste silencieux.

Alors, c’est Manuel qui apporte sa propre réponse :

- Ce ne sont que des coïncidences, dit-il sur un ton faussement assuré, des bagarres au couteau il y en a tous les jours, des Manuel et des Ernesto, on en trouve dans toute la ville…

L’Ecrivain reste silencieux.

Manuel est soudain pris de panique. Il n’a qu’une envie : sortir de cet endroit, aller retrouver Beatrix et tenter de la ramener au pays, là où le vent lave les cerveaux de tout dérèglement, de tous les sortilèges et de toutes les folies que la ville vous enfoncent dans la tête.

- Vous ne voulez plus lire ? demande l’Ecrivain, la tête légèrement en arrière.

Manuel toise le vieil aveugle. Sa fierté est piquée. Il reprend sa lecture avec témérité.

Cette fois, le récit relate sa fuite dans les rues, la rencontre avec Macedonio, le médecin arbitre des truands, et évoque Beatrix. Manuel s’arrête au moment où le fuyard –lui-même - pénètre dans la Bibliothèque Nationale. Pour la première fois de sa vie, une peur inconnue lui glace le sang comme si ces mots couchés sur les pages avaient été écrits par la main de Dieu.

- Je ne comprends rien à tout ça. Donnez-moi la clef, la nuit est tombée, je vais sortir d’ici…

- Vous ne voulez pas connaître la suite ?

- Pour quoi faire ?

- Cela pourrait peut-être vous aider. Un homme de votre trempe ne doit pas craindre d’affronter la vérité.

Manuel ressent soudain comme un vertige. Il n’a jamais cru aux voyants, aux prédictions, à la sorcellerie et aux prophètes. Un homme conduit son destin lui-même et n’a que faire de ce qui est écrit dans les livres par des auteurs inconnus, face à un écrivain aveugle qui lui paraît soudain totalement fou.

Mais alors quelle est cette force mystérieuse qui le pousse à rassembler son courage et à reprendre la lecture, cette fois silencieusement, comme s’il voulait garder pour lui ce que les mots allaient peut-être tracer de son destin futur ?

Et voici la révélation du texte :

Au matin, Manuel sort de la bibliothèque avec l’écrivain aveugle qu’il laisse s’éloigner sur le trottoir avec sa canne blanche, non sans un sentiment mêlé de compassion et de crainte pour cet homme étrange. Puis, en se cachant au fond d’un bar de l’avenue Sarmiento il attend l’heure du rendez-vous pour se rendre au domicile de Beatrix, rue Serrano, persuadé, comme le lui a affirmé la jeune femme, qu’elle sera seule à l’appartement, son mari, l’avocat Enrique Fernandez étant en déplacement. Il vient lui dire au revoir, mais avec au fond de son cœur, le fol espoir qu’il la convaincra de partir avec lui. A midi, quand il arrive devant l’immeuble, il aperçoit dans le hall, deux sicaires de Santiago. Il tire dans leur direction, mais son arme s’enraye. Il prend la fuite dans une rue adjacente, poursuivi par les deux hommes. Deux autres tueurs surgissent devant lui. Il est abattu dans la rue. Le narrateur explique que les tueurs ont été prévenus par Macedonio qui a fourni au gaucho une arme défectueuse. Il suggère aussi que Beatrix est peut-être complice du piège tendu à Manuel.

Manuel a un mouvement de révolte :

- Ce livre ment ! Tout ça n’est pas vrai !

Saisi d’un mouvement de rage, il vise l’Ecrivain avec son arme, puis la détourne vers le plafond. Il appuie sur la détente qui reste bloqué.

- Les livres ne mentent jamais, Manuel.

Cette fois la colère du gaucho devient froide et sa détermination farouche :

- Et bien, monsieur l’écrivain, ce livre-là je vais le faire mentir. Et à ma façon !

Et voici ce qu’il advint dans la réalité :

Au lieu de se rendre à l’appartement de la rue Serrano, Manuel téléphona à Beatrix d’un café et changea le rendez-vous. Il lui proposa de la se retrouver Plaza Italia, près de l’avenue Sarmiento, dans le petit jardin qui entoure la statue de Garibaldi. Elle accepta. Entre-temps, Manuel se rendit chez Luis Armendariz, un truand à qui il avait rendu quelques services pour lui acheter une arme. La concierge lui apprit que Luis venait de mourir d’un cancer. Ne pouvant compter sur aucun des membres du milieu qui avait dû se passer le mot, il tenta sa chance auprès de l’armurier de la rue Aráoz. Manque de chance, la boutique était fermée pour rénovation. Le temps pressant, il se rendit à l’heure convenue, dix heures, Plaza Italia. Il attendit Beatrix pendant une heure. Il tenta de lui téléphoner d’un café de l’avenue Sarmiento. En vain. Il décida alors de se rendre à l’appartement.

A midi pile, il se retrouva devant l’immeuble de la rue Serrano où, comme dans la nouvelle, les tueurs l’attendaient :

« …Ils surgissent de l’immeuble, se précipitent vers lui. Instinctivement, il les vise avec son pistolet défectueux. L’arme s’enraye. Il la jette et s’élance dans la rue Soria. Il court à perdre haleine. Deux ombres surgissent devant lui. Au même instant des gouttes de feu pénètrent son corps, comme des piqures de guêpes, dans le dos, la poitrine, le ventre… Cisaillé de tous côtés par la mitraille il gesticule comme un pantin désarticulé avant de s’écrouler sur le trottoir.

Le bitume est froid, glacial. Son corps s’engourdit dans l’humidité poisseuse du sang qui s’écoule de lui comme une rivière débordant de son lit. Il ne ressent aucune douleur, ni aucune peur, juste une immense fatigue et des regrets, une avalanche de regrets.

Un visage se penche sur lui, le beau, le doux visage de Beatrix. Il l’interroge silencieusement. Mais il n’y pas de réponse juste des larmes, des larmes amères qui roulent sur les joues de la femme aimée.

Il se noie dans son regard.

Quelqu’un éteint la lumière. »

Bien des années plus tard, deux écrivains dont l’un avait bien connu l’écrivain aveugle se retrouvèrent au fond d’un bar de Buenos Aires, comme ils en avaient l’habitude pour faire la conversation. Devant un verre de Quilmes, la bière nationale, ils évoquèrent le conte Une Affaire d’hommes dont on ne connaissait pas l’auteur d’origine mais qui avait fait l’objet de plusieurs versions. Leurs spéculations philosophiques les amenèrent sur le terrain de la destinée et du libre arbitre. Les choses sont-elles écrites à l’avance ou l’être humain a-t-il la faculté d’infléchir son destin ? Comme on devait s’y attendre, ils ne parvinrent pas à se mettre d’accord. Et le débat continue encore aujourd’hui.

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